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Digital Trade for Africa : vers un marché numérique intégré ?

Un projet ambitieux au cœur de l’OMC et de la Banque mondiale

À Genève comme à Addis-Abeba, le sujet fait de plus en plus parler de lui. Le projet Digital Trade for Africa, soutenu conjointement par l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et la Banque mondiale, avance à grands pas. Son objectif : doter les pays africains d’un cadre commun pour développer le commerce numérique, fluidifier les transactions transfrontalières et accroître la participation du continent à l’économie mondiale. L’initiative, lancée il y a quelques années, connaît une accélération en 2025 avec la publication de nouveaux rapports d’évaluation. Ceux-ci soulignent des progrès encourageants, mais aussi des obstacles considérables.

L’idée centrale est claire : alors que le commerce digital devient l’un des moteurs essentiels de la croissance mondiale, l’Afrique ne peut se permettre de rester en marge. Le e-commerce, les services financiers en ligne, l’e-invoicing et les contrats numériques sont appelés à transformer en profondeur les échanges commerciaux. Pour un continent marqué par des frontières fragmentées et des systèmes douaniers hétérogènes, la digitalisation pourrait offrir une chance unique de contourner les lourdeurs bureaucratiques et de stimuler le commerce intra-africain.

Le commerce numérique : un levier de croissance sous-exploité

Le potentiel est immense. L’Afrique abrite plus de 1,3 milliard de personnes, dont une majorité de jeunes connectés à Internet via le mobile. Pourtant, le commerce numérique ne représente encore qu’une fraction des échanges commerciaux. Les ventes en ligne restent dominées par des acteurs étrangers, souvent asiatiques ou américains, qui profitent de l’absence d’infrastructures locales solides.

Les barrières sont multiples : logistique déficiente, faible adoption des paiements en ligne, absence de cadres juridiques harmonisés. Dans plusieurs pays, les réglementations concernant la signature électronique ou la protection des données personnelles sont encore embryonnaires. Résultat : les entreprises africaines, en particulier les PME, peinent à tirer parti des opportunités offertes par le digital.

Le projet Digital Trade for Africa entend changer la donne. En accompagnant les réformes réglementaires, en soutenant la mise en place de plateformes communes et en incitant les États à moderniser leurs infrastructures numériques, il ambitionne de créer un marché intégré où une entreprise de Dakar pourrait vendre ses produits à un client de Nairobi avec la même facilité qu’un vendeur européen ou asiatique sur son propre continent.

Les avancées récentes : e-invoicing, e-contrats, connectivité

Les derniers rapports de suivi mettent en avant plusieurs progrès notables. De plus en plus de pays adoptent la facturation électronique, un outil qui simplifie la collecte des taxes, réduit la fraude et accélère les échanges. Le Rwanda, le Kenya et le Ghana sont cités comme pionniers dans ce domaine.

Les contrats électroniques commencent également à être reconnus légalement dans une dizaine de pays, ce qui facilite la conclusion d’accords commerciaux à distance. Enfin, la connectivité s’améliore, même si elle reste inégale. L’essor des câbles sous-marins et des data centers régionaux renforce la capacité du continent à gérer ses propres flux numériques.

Cependant, les disparités demeurent. Si l’Afrique de l’Est et certains pays d’Afrique australe progressent rapidement, d’autres régions accusent un retard considérable. Les États fragiles, marqués par l’instabilité politique, peinent à mettre en place des réformes structurelles. L’intégration du commerce numérique africain risque donc d’être à plusieurs vitesses.

L’enjeu de la souveraineté numérique

Derrière les considérations techniques, une question politique se dessine : celle de la souveraineté numérique africaine. En adoptant des normes communes, les pays africains espèrent réduire leur dépendance aux plateformes étrangères. Mais le projet Digital Trade for Africa est aussi critiqué par certains comme une initiative trop fortement influencée par les bailleurs internationaux.

Certains observateurs craignent que l’OMC et la Banque mondiale n’imposent des standards pensés avant tout pour favoriser l’intégration de l’Afrique dans les chaînes de valeur mondiales, sans suffisamment tenir compte des priorités locales. Pour d’autres, c’est au contraire une opportunité unique de combler le retard et d’attirer des investissements dans les infrastructures numériques.

La question est d’autant plus sensible que les grandes puissances, des États-Unis à la Chine, cherchent à peser sur les règles du commerce numérique mondial. L’Afrique, forte de son poids démographique, pourrait jouer un rôle stratégique dans ces négociations, mais seulement si elle parle d’une seule voix.

Les acteurs privés en première ligne

Si les institutions internationales fixent le cadre, ce sont les acteurs privés qui donneront vie au commerce numérique africain. Les fintechs, les plateformes de e-commerce et les opérateurs télécoms sont en première ligne. Des géants comme Jumia, Safaricom ou MTN investissent déjà massivement pour capter un marché en pleine expansion.

Le projet Digital Trade for Africa vise à soutenir ces dynamiques en réduisant les barrières réglementaires et en facilitant l’interopérabilité entre systèmes de paiement. Mais il met aussi en lumière un défi de taille : éviter que l’essentiel de la valeur créée ne soit captée par des multinationales étrangères. Sans politiques claires de soutien aux entreprises locales, l’Afrique risque de rester un marché consommateur, plutôt qu’un acteur producteur de solutions numériques exportables.

Les défis à venir

Malgré les avancées, les obstacles restent nombreux. La question de la protection des données personnelles est l’une des plus épineuses. Alors que l’Union européenne dispose du RGPD et que de nombreux pays ont adopté des législations strictes, une grande partie de l’Afrique reste sans cadre clair. Cela fragilise la confiance des utilisateurs et expose les consommateurs africains à des abus.

La cybersécurité constitue un autre défi majeur. La croissance des transactions numériques attire inévitablement les cybercriminels, comme l’ont montré les récentes opérations d’Interpol. Sans un investissement massif dans la sécurisation des plateformes et dans la formation d’experts locaux, l’essor du commerce numérique pourrait être entravé par une multiplication des fraudes et des piratages.

Enfin, le projet doit faire face à une contrainte financière. Les réformes et infrastructures nécessaires demandent des milliards de dollars d’investissements. Si certains bailleurs internationaux s’engagent, la question du financement durable reste entière. Les États africains, déjà fragilisés par la dette, devront trouver des mécanismes innovants pour soutenir la transition numérique sans creuser davantage leurs déficits.

Vers une intégration avec la ZLECAf ?

Un autre enjeu clé réside dans l’articulation entre le projet Digital Trade for Africa et la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAf). Entrée en vigueur en 2021, cette dernière vise à créer un marché unique pour les biens et services africains. Or, sans dimension numérique, cette intégration resterait incomplète.

L’idéal serait que les deux projets avancent de concert : la ZLECAf pour lever les barrières douanières et réglementaires traditionnelles, et Digital Trade for Africa pour digitaliser les échanges et faciliter le commerce électronique transfrontalier. Si cette synergie est réussie, l’Afrique pourrait devenir un acteur majeur du commerce numérique mondial. Dans le cas contraire, le risque est de voir coexister des initiatives parallèles qui se neutralisent plutôt que de se renforcer.

Conclusion : un pari sur l’avenir

Le projet Digital Trade for Africa illustre les ambitions et les contradictions du continent à l’heure du numérique. D’un côté, un potentiel immense, avec une population jeune, connectée et créative, avide de solutions digitales. De l’autre, des obstacles structurels, qu’il s’agisse de la fragmentation réglementaire, des faiblesses logistiques ou du manque de souveraineté sur les infrastructures et les données.

L’initiative portée par l’OMC et la Banque mondiale représente une chance pour accélérer la modernisation du commerce africain. Mais son succès dépendra de la capacité des pays africains à s’approprier le projet, à défendre leurs intérêts et à investir eux-mêmes dans leurs écosystèmes numériques. Car au fond, la question posée est la suivante : l’Afrique veut-elle être un simple terrain d’expérimentation pour des standards internationaux, ou bien une puissance capable de définir ses propres règles dans le grand jeu du commerce digital mondial ?

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